PARTIE I — Fondements théoriques :

Définir le māl en fiqh al-muʿāmalāt

L’évaluation juridique de Bitcoin nécessite d’abord de clarifier la notion de māl (bien possédable), concept central du fiqh des transactions.

Les juristes classiques définissent le māl comme :

« ما يُمْكِنُ احْتِيازُهُ وَالانتفاعُ به على وجهٍ مُعتاد » (“Ce qui peut être possédé et procurer un bénéfice reconnu par l’usage.”)

1.1 École hanafite

Les Hanafites, selon al-Kasani (Badā’iʿ al-Ṣanā’iʿ), insistent sur deux piliers :

al-iḥrāz (possibilité de l’appropriation),

al-intifāʿ (utilité socialement reconnue).

Ils reconnaissent également des biens immatériels dès lors qu’ils sont socialement valorisés.

1.2 École malikite

Ibn Rushd et al-Qarāfī acceptent un large spectre de formes de propriété, incluant les droits incorporels.

La coutume (ʿurf) joue un rôle majeur dans la qualification d’un bien.

1.3 École shafi‘ite

Plus stricts sur la matérialité, mais reconnaissent la valeur (“qīma”) lorsque l’usage est établi.

Les usufruits (manāfiʿ) sont considérés comme māl.

1.4 École hanbalite

Adoptent une vision pragmatique : tout ce que les gens considèrent comme valeur marchande peut devenir māl, même immatériel.

Conclusion doctrinale

Les quatre écoles convergent sur un point : La matérialité n’est pas une condition absolue. Ce qui compte est la possession + la valeur socialement acceptée.

➡️ Cette définition ouvre la voie à la reconnaissance juridique des actifs numériques comme Bitcoin.

PARTIE II — Les trois critères fondamentaux du māl appliqués à Bitcoin

La littérature islamique contemporaine (AMJA, AAOIFI, Darul Uloom, fiqh councils) retient trois critères opérationnels :

2.1 Iddikhār : Capacité de stockage

La possession de Bitcoin s’exprime via la clé privée, équivalent fonctionnel d’un titre de propriété.

La blockchain assure la preuve, la conservation et la transférabilité.

→ Selon les Hanafites, cela constitue une forme valide d’iḥrāz.

2.2 Tamawwul : Désirabilité sociale

Un bien est māl dès lors qu’il a une valeur reconnue par les gens (ʿurf). Bitcoin possède :

une liquidité mondiale,

un marché actif,

une adoption institutionnelle et individuelle.

→ Pour les Malékites, le critère de valeur sociale est pleinement satisfait.

2.3 Taqawwum : Licité intrinsèque

Le taqawwum exige l’absence d’un élément haram dans la nature même de l’actif.

Bitcoin :

n’implique pas de riba,

ne dépend pas de maysir,

n’intègre pas d’activité interdite.

→ Pour les Hanbalites, il s’agit d’un “māl mutaqawwim” : un bien licite possédable.

Conclusion

Bitcoin satisfait les trois critères juridiques traditionnels du māl.

PARTIE III — Examen critique des objections contemporaines

3.1 L’immatérialité

Les opposants affirment que Bitcoin n’est pas “réel”.

Cependant :

Les écoles reconnaissent déjà les droits incorporels (usufruit, créances, licences).

Le fiqh moderne (Mufti Taqi Usmani, AMJA) considère les actifs numériques comme légitimes si leur utilité est prouvée.

➡️ L’immatérialité ne constitue pas un motif de prohibition.

3.2 La volatilité — question du gharar

La volatilité n’est pas un élément intrinsèque mais une dynamique de marché. Le gharar interdit concerne :

l’ambiguïté structurelle du contrat, non les fluctuations de prix.

Bitcoin est clair dans sa structure : → absence de gharar fāḥish (incertitude excessive du contrat).

3.3 Absence d’autorité émettrice

Historiquement, la monnaie n’a pas toujours été étatique. L’or, l’argent, les grains, le sel ont été monnaies sans décret gouvernemental.

Selon Ibn Taymiyya,

“La monnaie est ce que les gens acceptent comme monnaie.”

→ L’autorité étatique n’est pas un critère nécessaire.

3.4 Spéculation et maysir

Le risque provient de l’usage, non de l’actif. Toute marchandise peut devenir objet de spéculation interdite.

➡️ La spéculation n’invalide pas le statut du bien, seulement certaines pratiques.

PARTIE IV — Bitcoin et les objectifs supérieurs de la charia (maqāṣid)

Bitcoin présente plusieurs éléments alignés avec les finalités de la loi islamique :

4.1 Préservation des biens (ḥifẓ al-māl)

Bitcoin protège la propriété via un système inviolable (cryptographie, décentralisation).

4.2 Justice économique (ʿadl)

Il limite :

la manipulation monétaire,

la création de monnaie ex nihilo,

l’usure systémique.

4.3 Transparence (kashf / bayān)

La blockchain assure une visibilité totale des transactions.

4.4 Réduction du riba structurel

Le protocole Bitcoin fonctionne sans dette, sans intérêts, sans intermédiaires obligatoires.

4.5 Équité contractuelle

La décentralisation évite les positions de domination, ce qui réduit le risque d’abus ou d’injustice.

L’analyse doctrinale systématique des quatre écoles, couplée à une étude des principes du fiqh al-muʿāmalāt et des maqāṣid, permet d’établir que :

Bitcoin satisfait les trois conditions du māl mutaqawwim :

iddikhār (stockage),

tamawwul (acceptation sociale),

taqawwum (licéité intrinsèque).

Les objections (immutabilité, volatilité, absence d’autorité, spéculation) ne remettent pas en cause sa nature, uniquement certains usages.

La structure décentralisée et transparente de Bitcoin est compatible avec plusieurs finalités de la charia, notamment la justice, la protection des biens et la limitation de l’usure.

➡️ Conclusion juridique : Bitcoin peut être qualifié de māl licite, et son utilisation est permise dans le cadre d’un usage responsable, conforme aux normes éthiques islamiques. Son statut juridique est comparable à celui d’un actif neutre et technologiquement innovant, s’inscrivant dans la continuité des approches classiques du fiqh adaptées aux réalités contemporaines.

Source

Une évaluation approfondie à la lumière du droit islamique

Huzayfah Mangera et approuvé par

Mufti Abdur-Rahman Mangera

Mufti Zubair Patel

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