Traduction de l’Article : « Deflation and Liberty »

12/13/2008•Mises Daily•Jörg Guido Hülsmann

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C’est pour moi un grand plaisir de voir ce petit essai paraître en version imprimée. Rédigé et présenté il y a plus de cinq ans, il avait alors été bien accueilli par les chercheurs familiers de l’économie autrichienne. Cependant, il n’avait pas été compris et avait été rejeté par ceux qui ne possédaient pas ce bagage. Pour atteindre un public plus large, un court essai ne suffisait tout simplement pas. J’ai donc décidé de ne pas publier Deflation and Liberty et j’ai entrepris d’écrire The Ethics of Money Production, une présentation de l’argument sous forme de livre, qui vient juste d’être rendue disponible par le Mises Institute.

Dans la crise actuelle, les citoyens des États-Unis doivent faire un choix important. Ils peuvent soutenir une politique destinée à perpétuer notre système monétaire fiduciaire actuel et l’état déplorable du secteur bancaire et des marchés financiers qu’il entraîne logiquement. Ou bien ils peuvent soutenir une politique visant à réintroduire un marché libre de la monnaie et de la finance. Cette dernière politique exige que le gouvernement reste en dehors du jeu. Il ne doit pas produire de monnaie, ni désigner une agence spéciale pour en produire. Il ne doit pas contraindre les citoyens à utiliser la monnaie fiduciaire en imposant des lois de cours légal. Il ne doit pas réglementer le secteur bancaire, ni les marchés financiers. Il ne doit pas tenter de fixer le taux d’intérêt, les prix des titres financiers, ni les prix des matières premières.

Il est clair que ces mesures sont radicales selon les standards actuels, et qu’elles ont peu de chances de recevoir un soutien suffisant. Mais ce manque de soutien provient de l’ignorance et de la peur.

On nous dit, par pratiquement tous les experts en monnaie et en finance — les banquiers centraux et la plupart des universitaires — que la crise nous frappe malgré les meilleurs efforts de la Fed ; que la monnaie, le système bancaire et les marchés financiers ne sont pas faits pour être libres, car ils finissent dans le désordre en dépit de la présence massive de l’État comme agent financier, comme régulateur et comme producteur de monnaie ; que notre système monétaire nous procure de grands avantages qu’il serait insensé de ne pas préserver. Ces mêmes experts nous exhortent donc à accroître encore la présence de l’État sur les marchés financiers, à étendre ses pouvoirs de régulation et à encourager une production monétaire supplémentaire destinée à financer des renflouements.

Pourtant, toutes ces affirmations sont erronées, comme les économistes l’ont démontré à maintes reprises depuis l’époque d’Adam Smith et de David Ricardo. Un système de monnaie papier n’est pas bénéfique d’un point de vue global. Il ne crée pas de ressources réelles dont dépend notre bien-être. Il ne fait que redistribuer les ressources existantes d’une manière différente : certains gagnent, d’autres perdent.

C’est un système qui fragilise les banques et les marchés financiers, car il les incite à économiser sur les deux soupapes de sécurité essentielles de toute entreprise : la trésorerie et les fonds propres. Pourquoi conserver d’importants soldes de trésorerie si la banque centrale est prête à vous prêter, à tout moment et en n’importe quelle quantité, les fonds dont vous pourriez avoir besoin ? Pourquoi utiliser votre propre argent si vous pouvez financer vos investissements grâce à un crédit bon marché issu de la planche à billets ?

Poser ces questions, c’est y répondre. La crise ne nous a pas frappés malgré la présence de nos autorités monétaires et financières. Elle nous a frappés à cause d’elles.

Vient ensuite le facteur peur. Si nous suivons une politique de non-intervention, nous dit la majorité des experts, l’industrie bancaire, les marchés financiers et une grande partie de l’économie seront anéantis dans une spirale déflationniste sans fond.

Le présent essai soutient qu’il s’agit d’une demi-vérité. Il est vrai que, sans nouvelle intervention gouvernementale, une spirale déflationniste se produirait. Il n’est pas vrai que cette spirale serait sans fond, ni qu’elle anéantirait l’économie. Elle ne constituerait pas une menace mortelle pour la vie et le bien-être de la population générale.

Elle détruirait essentiellement les entreprises et les secteurs qui vivent de manière parasitaire aux dépens du reste de l’économie, et qui doivent leur existence à notre système actuel de monnaie fiat. Même à court terme, la déflation réduit nos revenus réels dans des limites assez étroites. Et elle dégagera le terrain pour des taux de croissance très substantiels à moyen et long terme.

Nous ne devrions pas avoir peur de la déflation. Nous devrions l’aimer autant que nos libertés.

Jörg Guido Hülsmann Angers, France Octobre 2008


I.

Le XXᵉ siècle a été celui du gouvernement omnipotent. Dans certains pays, des gouvernements totalitaires se sont installés d’un seul coup, au moyen de révolutions — apparemment une mauvaise stratégie, puisque aucun de ces gouvernements n’existe encore aujourd’hui. Mais dans d’autres pays, le totalitarisme n’est pas né d’un seul bloc, tel Vénus surgissant des flots. Aux États-Unis et dans pratiquement tous les pays d’Europe occidentale, le gouvernement a grandi lentement mais continuellement, et si rien ne l’arrête, cette croissance le rendra un jour totalitaire, même si ce jour semble encore lointain pour nous.

Le fait est que, dans tous les pays occidentaux, la croissance de l’État a été plus rapide au cours des cent dernières années que la croissance de l’économie. Ses manifestations les plus visibles sont l’État-providence et l’État d’ingérence militaire.[1]

Or, la croissance de cet État « providence–guerre » n’aurait pas été possible sans l’inflation, que nous pouvons définir, pour les besoins de notre étude, comme l’augmentation de la quantité de monnaie de base et des titres financiers échangeables à vue contre cette monnaie de base.[2]

La production de quantités toujours nouvelles de dollars papier et la création de facilités de crédit toujours renouvelées par la Réserve fédérale ont fourni la liquidité nécessaire à une expansion encore plus grande des dépôts à vue créés par les banques et d’autres substituts monétaires. Ce processus a permis une expansion sans précédent de la dette publique. Aujourd’hui (décembre 2002), la dette publique américaine s’élève à environ 6,2 trillions de dollars, contre moins de 2 trillions au début des années 1980, et moins de 1 trillion avant l’ère du dollar papier, initiée lorsque le président Nixon a fermé la « fenêtre or » au début des années 1970.

Le lien entre le dollar papier et l’expansion exponentielle de la dette publique est bien connu. Du point de vue des créanciers, le gouvernement fédéral contrôle la Réserve fédérale — producteur monopolistique des dollars papier — et ne peut donc jamais faire faillite. Si nécessaire, le gouvernement peut faire imprimer n’importe quelle quantité de dollars pour rembourser sa dette. Acheter des obligations d’État est ainsi garanti par une sécurité qu’aucun autre débiteur ne peut offrir. Et le gouvernement fédéral peut constamment étendre ses activités et les financer par une dette supplémentaire, même s’il n’existe aucune perspective que ces dettes soient un jour remboursées par les recettes fiscales.

Le résultat est une croissance apparemment illimitée des gouvernements qui contrôlent la production de monnaie papier.

Parmi les nombreuses causes ayant contribué à cette situation, il y a un certain manque de résistance de la part des économistes professionnels. Dans le présent essai, je traiterai d’une idée fausse qui a empêché de nombreux économistes et intellectuels de combattre l’inflation avec la détermination nécessaire. La plupart des économistes ont reculé au moment même où s’opposer à l’inflation était le plus nécessaire, c’est-à-dire aux rares moments de l’histoire où le système inflationniste était sur le point de s’effondrer. Au lieu d’analyser ces événements avec impartialité, ils ont commencé à craindre la déflation davantage que l’inflation, et ont ainsi fini par soutenir la « reflation » — qui n’est en réalité rien d’autre qu’une inflation supplémentaire.[3]

Parmi les nombreuses causes qui ont contribué à la situation actuelle, il faut compter un certain manque de résistance de la part des économistes professionnels.

Les États-Unis d’Amérique ont traversé deux moments critiques de ce type : les années de la Grande Dépression et la petite dépression que nous affrontons aujourd’hui, à la suite de la première bulle boursière mondiale. Aujourd’hui encore, l’effondrement déflationniste de notre système monétaire est une possibilité très réelle. En novembre 2002, des responsables de la Réserve fédérale (Greenspan, Bernanke) et de la Banque d’Angleterre (Bean) ont annoncé qu’il n’y aurait aucune limite à la quantité de monnaie qu’ils seraient prêts à imprimer pour repousser la déflation.

Ces déclarations reflètent ce qui est aujourd’hui largement considéré comme l’orthodoxie en matière monétaire. Même de nombreux critiques des politiques inflationnistes du passé reconnaissent que, dans les circonstances actuelles, une certaine inflation pourrait être bénéfique, si elle sert à combattre la déflation. Certains d’entre eux soulignent qu’il n’y a pas encore de déflation, et qu’il n’est donc pas nécessaire d’intensifier l’usage de la planche à billets. Mais ils admettent en principe que si une grande déflation survenait, il y aurait un besoin politique de dépenses publiques supplémentaires, que les gouvernements devraient contracter une dette accrue pour les financer, et que les banques centrales devraient imprimer davantage de monnaie.[4]

De telles opinions connaissent une certaine audience même parmi les économistes autrichiens. Ludwig von Mises, Hans Sennholz, Murray Rothbard et d’autres représentants de l’école autrichienne sont connus pour leur opposition intransigeante à l’inflation. Mais seul Sennholz ne reculait pas lorsqu’il s’agissait de faire l’éloge de la déflation et de la dépression si cela permettait d’abolir la monnaie fiat et de mettre en place un système monétaire sain.

À l’inverse, Mises et Rothbard ne défendaient la déflation que dans la mesure où elle accélérait l’ajustement de l’économie lors d’une récession faisant suite à une période de boom inflationniste. Mais ils cherchaient explicitement (Mises) et implicitement (Rothbard) à éviter la déflation dans tous les autres cas. En particulier, lorsqu’il s’agissait de réformer le système monétaire, Mises comme Rothbard proposaient des plans visant à redéfinir le prix de l’or en monnaie papier afin de restaurer la convertibilité.[5]

La principale faiblesse de ce type de plan est qu’il suppose que le processus de réforme soit dirigé par les mêmes institutions et les mêmes personnes que la réforme est censée rendre plus ou moins superflues. Il est également douteux que nos autorités monétaires puissent légitimement utiliser leurs réserves d’or pour sauver leur monnaie papier. En réalité, elles ont acquis ces réserves par un coup confiscatoire, et il n’est donc pas du tout clair comment les plans de réforme monétaire à la Mises ou Rothbard peuvent s’accorder avec les principes juridiques ou moraux libertariens que Rothbard défend dans d’autres ouvrages.

« La vérité est que la déflation est devenue le bouc émissaire de la profession économique. Elle n’est pas analysée, mais tournée en ridicule. »

Mais il existe un autre problème qu’il faut aborder : qu’y a-t-il réellement de mal dans une contraction de la masse monétaire, d’un point de vue économique ? Cette question sera au centre de notre analyse ici, qui peut heureusement s’appuyer sur l’étude de Rothbard sur la déflation, laquelle a notamment montré le rôle bénéfique que la déflation peut jouer en accélérant la réorganisation de la structure productive après une crise financière.

Mais aucun économiste, semble-t-il, ne s’est intéressé à poursuivre une analyse rigoureuse de l’impact de la déflation sur le processus de marché, ni sur ses conséquences sociales et politiques. La vérité est que la déflation est devenue le bouc émissaire de la profession économique. On ne l’analyse pas : on la dénigre. Un siècle de propagande pro-inflation a créé un quasi-consensus sur la question.[6] Où que l’on se tourne, la déflation est présentée uniformément de manière négative, et chaque auteur s’empresse de présenter la lutte contre la déflation comme le strict minimum requis pour gouverner avec compétence. Des économistes qui, par ailleurs, sont incapables de se mettre d’accord sur quoi que ce soit, trouvent un terrain d’entente dans une condamnation unanime de la déflation. À leurs yeux, le dossier est si évident qu’ils ne jugent même pas utile d’en discuter. Les bibliothèques de nos universités contiennent des centaines d’ouvrages examinant dans les moindres détails le chômage, les cycles économiques, etc. Mais elles offrent rarement une monographie consacrée à la déflation. Son caractère malfaisant ne souffre aucune contestation.[7]

Pourtant, ce consensus silencieux repose sur des bases fragiles. Une adhésion franche et enthousiaste à la déflation est, en tout cas en notre temps, l’une des conditions les plus importantes pour préserver l’avenir de la liberté.

II.

Lorsqu’il s’agit de questions monétaires et bancaires, tous les enjeux politiques pratiques se ramènent en définitive à une question centrale : peut-on améliorer ou détériorer l’état d’une économie en augmentant ou en diminuant la quantité de monnaie ?[8]

Aristote affirmait que la monnaie ne faisait pas partie de la richesse d’une nation, parce qu’elle n’était qu’un simple moyen d’échange dans le commerce interrégional ; et l’autorité de son opinion a profondément marqué la pensée médiévale sur la monnaie. Ainsi, les auteurs scolastiques ne se préoccupaient pas d’examiner les avantages que des variations de la masse monétaire pourraient apporter à l’économie. À leurs yeux, la question pertinente était celle de la légitimité des dévaluations monétaires, car ils voyaient bien qu’il s’agissait d’un enjeu essentiel de justice distributive.[9]

Après la naissance de la science économique au XVIIIᵉ siècle, les économistes classiques ne rejetèrent pas ce point fondamental. David Hume, Adam Smith et Étienne de Condillac observaient que la monnaie n’est ni un bien de consommation ni un bien de production et que, par conséquent, sa quantité est sans importance pour la richesse d’une nation.[10] Cette intuition décisive allait également inspirer les combats intellectuels des quatre ou cinq générations suivantes d’économistes—des hommes tels que Jean-Baptiste Say, David Ricardo, John Stuart Mill, Frédéric Bastiat et Carl Menger—qui défendirent inlassablement la monnaie saine.

C’est pourquoi le monde occidental disposait, au XIXᵉ siècle, d’une monnaie bien plus saine que celle du XXᵉ siècle. De larges couches de la population payaient et étaient payées en pièces d’or ou d’argent. Cette monnaie conférait à ces citoyens, même les plus modestes, une véritable souveraineté en matière monétaire. L’art du monnayage prospérait et produisait des pièces que tout acteur de marché pouvait authentifier.

Certains libertariens contemporains nourrissent une vision romantique de cette époque de l’étalon-or classique. Et il est vrai que ce fut l’âge d’or des institutions monétaires occidentales, surtout si on les compare à notre propre époque, dans laquelle l’équivalent monétaire de l’alchimie s’est élevé au rang d’orthodoxie. Mais il est également vrai que les institutions monétaires occidentales de l’ère de l’étalon-or classique étaient loin d’être parfaites.

Les gouvernements conservaient un monopole sur la frappe de monnaie, vestige des privilèges régaliens médiévaux, ce qui empêchait la découverte de meilleures pièces ou de meilleurs systèmes monétaires par la concurrence entrepreneuriale. Ils intervenaient fréquemment dans la production monétaire au moyen de dispositifs de contrôle des prix, qu’ils camouflaient sous le nom pompeux de bimétallisme. Ils encourageaient activement la réserve fractionnaire, qui promettait des ressources toujours nouvelles pour les trésors publics. Ils favorisaient également l’émergence des banques centrales à travers des chartes de monopole octroyées à quelques banques privilégiées.

L’ensemble de ces lois eut pour effet de faciliter l’introduction de monnaies papier inflationnistes et de chasser les espèces de la circulation. Au début du XIXᵉ siècle, la majeure partie de l’Europe—dans la mesure où elle connaissait des échanges monétaires—utilisait des monnaies papier.[11] Et au cours du reste du siècle, la situation évolua peu. Seule l’Angleterre, parmi les grandes nations, demeura sur l’étalon-or durant la majeure partie du XIXᵉ siècle ; et les billets de la Banque d’Angleterre jouaient un rôle bien plus important que les espèces dans les échanges monétaires—le ratio de réserve de la Banque semble avoir tourné autour de 3 % pendant la plupart de cette période, et parfois même moins.[12]

En bref, les constitutions monétaires du XIXᵉ siècle n’étaient pas parfaites, et la pensée monétaire des économistes classiques ne nous satisferait pas non plus aujourd’hui.[13] David Hume croyait que l’inflation pouvait stimuler la production à court terme. Adam Smith estimait que l’inflation sous forme d’expansion du crédit était bénéfique si elle était soutenue par une quantité correspondante de biens réels, et Jean-Baptiste Say soutenait de manière similaire les expansions monétaires visant à répondre aux besoins du commerce. Smith et Ricardo suggéraient d’augmenter la richesse nationale en substituant des billets de banque sans valeur intrinsèque à la monnaie métallique. John Stuart Mill défendait l’idée que la monnaie saine devait être une monnaie de valeur stable.

Ces erreurs dans la pensée monétaire de Hume, Smith, Ricardo et Mill étaient bien sûr presque négligeables face à leur intuition centrale : répétons-le, la richesse d’une nation ne dépend pas des variations de la quantité de monnaie. Mais une nouvelle génération d’étudiants, infectée par le virus du statolâtrie—le culte de l’État—balaya cette intuition centrale, et ce furent donc les erreurs des économistes classiques, plutôt que leur science, qui triomphèrent au XXᵉ siècle.

Des hommes comme Irving Fisher, Knut Wicksell, Karl Helfferich, Friedrich Bendixen, Gustav Cassel et surtout John Maynard Keynes se lancèrent dans une campagne acharnée contre l’étalon-or. Ces partisans de l’inflation reconnaissaient l’intuition des économistes classiques selon laquelle la richesse d’une nation ne dépendait pas de sa masse monétaire, mais ils soutenaient que cela n’était vrai qu’à long terme. À court terme, la planche à billets pouvait faire des miracles : elle pouvait réduire le chômage, stimuler la production et encourager la croissance économique.

Qui pourrait rejeter une telle corne d’abondance ? Et pourquoi ? La plupart des économistes soulignent les coûts de l’inflation en termes de perte de pouvoir d’achat — les estimations évoquent jusqu’à 98 % de réduction du pouvoir d’achat du dollar américain depuis que la Federal Reserve a pris le contrôle de la masse monétaire. Ce qui est moins connu, ce sont les effets concomitants de la grande inflation du dollar qui dure depuis un siècle. La monnaie papier a produit plusieurs grandes crises, chacune plus sévère que la précédente. De plus, la monnaie papier a complètement transformé la structure financière des économies occidentales. Au début du XXᵉ siècle, la plupart des entreprises et sociétés industrielles étaient financées par leurs revenus propres, et les banques ainsi que d’autres intermédiaires financiers ne jouaient qu’un rôle secondaire. Aujourd’hui, la situation est inversée, et la raison fondamentale de cette inversion est la monnaie papier.

La monnaie papier a provoqué une augmentation sans précédent de la dette à tous les niveaux : gouvernemental, entrepreneurial et individuel. Elle a financé la croissance de l’État à tous les échelons : fédéral, régional et local. Elle est ainsi devenue la base technique de la menace totalitaire de notre époque.

« La monnaie papier … est devenue la base technique de la menace totalitaire de notre époque. »

À la lumière de ces conséquences à long terme de l’inflation, ses prétendus bénéfices à court terme perdent beaucoup de leur attrait. Mais la grande ironie est que même ces bénéfices à court terme, en termes d’emploi et de croissance, sont illusoires. Une réflexion sereine montre qu’il n’existe aucun bénéfice systématique à court terme de l’inflation. Autrement dit, les éventuels avantages résultant de l’inflation ne sont que les effets accidentels d’une inflation frappant un ensemble de circonstances particulièrement favorables, et nous n’avons aucune raison de supposer que ces avantages accidentels soient plus probables que des dommages accidentels — bien au contraire !

L’impact principal de l’inflation est de provoquer une redistribution des ressources. Il existe donc des bénéfices à court terme pour certains membres de la société, mais ces bénéfices sont compensés par des pertes à court terme pour d’autres citoyens.

L’économiste français Frédéric Bastiat a montré de manière générale que les bienfaits visibles résultant de l’intervention de l’État dans l’économie de marché ne constituent qu’un premier ensemble de conséquences. Mais il existe un autre ensemble de conséquences que l’État évite d’évoquer parce qu’elles démontrent la futilité de son intervention. Lorsque l’État taxe ses citoyens pour subventionner un producteur d’acier, les bénéfices pour l’entreprise sidérurgique, pour ses employés et pour ses actionnaires sont évidents. Mais d’autres intérêts ont été lésés. En particulier, les contribuables disposent de moins d’argent pour soutenir d’autres entreprises. Et ces autres entreprises, ainsi que leurs clients, sont également touchés par cette politique, car la firme sidérurgique peut désormais payer des salaires et des loyers plus élevés, attirant ainsi les facteurs de production également nécessaires dans d’autres secteurs industriels.

Il en va de même pour l’inflation. Il n’existe absolument aucune raison pour qu’une augmentation de la quantité de monnaie crée davantage de croissance plutôt que moins. Certes, les entreprises qui reçoivent la monnaie fraîchement émise en bénéficient. Mais d’autres entreprises sont lésées par ce même fait, car elles ne peuvent plus payer les prix plus élevés pour les salaires et les loyers que l’entreprise privilégiée peut désormais offrir. Et tous les autres détenteurs de monnaie, qu’ils soient entrepreneurs ou travailleurs, sont aussi lésés, car leur monnaie a désormais un pouvoir d’achat inférieur à celui qu’elle aurait eu autrement.

« Il n’existe absolument aucune raison pour qu’une augmentation de la quantité de monnaie crée davantage de croissance plutôt que moins. »

De même, il n’existe aucune raison pour que l’inflation réduise plutôt qu’augmente le chômage. Les personnes deviennent ou restent au chômage parce qu’elles ne souhaitent pas travailler, ou parce qu’elles sont empêchées de travailler au taux de salaire auquel un employeur est prêt à les embaucher. L’inflation ne change pas ce fait.

Ce que fait l’inflation, c’est réduire le pouvoir d’achat de chaque unité monétaire. Si les travailleurs anticipent ces effets, ils demanderont des salaires nominaux plus élevés pour compenser la perte de pouvoir d’achat. Dans ce cas, l’inflation n’a aucun effet sur le chômage. Au contraire, elle peut même avoir des effets négatifs, notamment si les travailleurs surestiment la réduction de leur salaire réel induite par l’inflation et demandent donc des augmentations salariales qui entraînent encore plus de chômage.

Ce n’est que s’ils ignorent que la quantité de monnaie a été augmentée pour les inciter à accepter un emploi au salaire courant qu’ils accepteront de travailler plutôt que de rester au chômage. Tous les plans visant à réduire le chômage par l’inflation reviennent donc à tromper les travailleurs — une stratégie enfantine, pour le moins.[14]

Pour la même raison, l’inflation n’est pas un remède au problème des salaires rigides — c’est-à-dire au problème des syndicats coercitifs. Les salaires sont rigides uniquement dans la mesure où les travailleurs choisissent de ne pas travailler. Mais la question cruciale est la suivante : combien de temps peuvent-ils se permettre de ne pas travailler ? Et la réponse est que cette période est strictement limitée par l’étendue de leurs économies personnelles. Dès qu’un travailleur a épuisé son épargne, il finit bon gré mal gré par offrir ses services, même à des salaires plus bas. Il s’ensuit que, dans un marché du travail libre, les salaires sont suffisamment flexibles à tout moment. La rigidité n’apparaît qu’à la suite de l’intervention gouvernementale, en particulier sous la forme : (a) d’allocations chômage financées par l’impôt ; (b) de lois accordant aux syndicats un monopole de l’offre de travail.

« Tous les plans visant à réduire le chômage par l’inflation reviennent donc à tromper les travailleurs — une stratégie enfantine, pour le moins. »

Puisque nous ne nous intéressons pas ici aux questions de l’économie du travail, nous pouvons passer directement au lien entre emploi et politique monétaire. L’inflation résout-elle le problème des salaires rigides ? La réponse est négative, et pour les mêmes raisons évoquées ci-dessus.

L’inflation ne peut surmonter le problème des salaires rigides que dans la mesure où les producteurs de monnaie papier parviennent à surprendre les syndicats. Dans la mesure où ces derniers anticipent les actions des maîtres de la planche à billets, l’inflation : • soit ne réduit pas du tout le chômage, • soit l’aggrave encore davantage.[15]

III.

Du point de vue des intérêts communs de tous les membres de la société, la quantité de monnaie est sans importance. Toute quantité de monnaie fournit tous les services que l’échange indirect peut fournir, à court comme à long terme. Ce fait constitue le point de départ indéfectible de toute réflexion saine sur les questions monétaires.

Et c’est le critère le plus important lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la déflation. À la lumière du principe découvert par les économistes classiques, on peut affirmer que la déflation n’est certainement pas ce qu’on lui reproche généralement d’être : une malédiction pour tous les membres de la société.

La déflation est un phénomène monétaire et, à ce titre, elle affecte : • la distribution des richesses entre individus et groupes sociaux, • l’importance relative des différentes branches de l’industrie.

Mais elle n’affecte pas la richesse totale de la société. La déflation est une forte réduction de la quantité de monnaie ou de substituts monétaires, et elle entraîne une chute brutale des prix monétaires. Un tel événement, si dramatique soit-il pour un grand nombre d’individus, n’est certainement pas une menace mortelle pour la société dans son ensemble.[16]

Imaginez que tous les prix chutent demain de 50 %. Cela affecterait-il notre capacité à nous nourrir, nous vêtir, nous loger et nous déplacer ? Pas du tout, car la disparition de monnaie n’est pas accompagnée d’une disparition de la structure physique de production.

Dans une déflation très forte, il y a beaucoup moins de monnaie en circulation qu’auparavant, et nous ne pouvons donc plus vendre nos biens et services aux mêmes prix qu’auparavant. Mais nos outils, nos machines, les rues, les voitures et les camions, nos récoltes et nos stocks alimentaires — tout cela est toujours là. Nous pouvons donc continuer à produire, et même produire de manière rentable, car le profit ne dépend pas du niveau des prix auxquels nous vendons, mais de la différence entre les prix auxquels nous vendons et ceux auxquels nous achetons. En déflation, ces deux ensembles de prix chutent, et par conséquent la production à profit peut continuer.

Il n’y a qu’un seul changement fondamental que la déflation provoque : elle modifie radicalement la structure de propriété. • Les entreprises financées par l’endettement font faillite, car au niveau inférieur des prix, elles ne peuvent plus rembourser les crédits qu’elles avaient contractés sans anticiper la déflation. • Les ménages ayant des hypothèques ou des dettes importantes font faillite également, car la baisse générale des prix entraîne une baisse de leurs revenus monétaires, alors que leurs dettes restent fixées nominalement.

La tentative même de liquider des actifs pour rembourser la dette provoque une baisse supplémentaire de la valeur de ces actifs, rendant leur situation encore plus difficile à équilibrer vis-à-vis de leurs créanciers.

Selon les mots mémorables d’Irving Fisher :

« Plus les débiteurs paient, plus ils doivent » (italiques dans l’original).

Pourtant, à partir de cette observation correcte, Fisher a tiré l’énoncé fallacieux selon lequel « la liquidation se détruit elle-même »[17]. Insistons à nouveau : les faillites — quel que soit le nombre de personnes impliquées — n’affectent pas la richesse réelle de la nation et, en particulier, ne font pas obstacle à la poursuite réussie de la production. Le fait est que d’autres personnes reprendront les entreprises et posséderont les maisons — des personnes qui, au moment où la déflation a commencé, n’étaient pas endettées et disposaient de liquidités pour acheter entreprises et biens immobiliers. Ces nouveaux propriétaires peuvent exploiter les entreprises de manière rentable à un niveau de prix beaucoup plus bas, car ils ont acheté les stocks — et achèteront les autres facteurs de production — à des prix plus faibles eux aussi.

En résumé, le véritable point central de la déflation est qu’elle ne dissimule pas la redistribution qui accompagne les variations de la quantité de monnaie. Elle entraîne une misère visible pour de nombreuses personnes, au bénéfice de gagnants également visibles. Cela contraste fortement avec l’inflation, qui crée des gagnants anonymes aux dépens de perdants anonymes.

Du point de vue que nous avons exposé jusqu’ici, tant la déflation que l’inflation sont des jeux à somme nulle. Mais l’inflation est un pillage secret, et constitue ainsi le véhicule parfait pour l’exploitation d’une population par ses (fausses) élites, tandis que la déflation signifie une redistribution ouverte, par la faillite, conformément à la loi.

IV.

Nous pourrions clore notre analyse sur ces remarques. Nous avons vu que la déflation n’est pas intrinsèquement mauvaise, et qu’il est donc loin d’être évident qu’une politique monétaire prudente doive chercher à la prévenir, ou à en atténuer les effets, à n’importe quel prix.

La déflation crée un grand nombre de perdants, et beaucoup de ces perdants sont parfaitement innocents : ils n’ont simplement pas été assez clairvoyants pour anticiper l’événement. Mais la déflation crée également de nombreux gagnants, et elle punit aussi de nombreux entrepreneurs politiques qui prospéraient grâce à leurs liens privilégiés avec ceux qui contrôlent la production de monnaie fiduciaire.

La déflation n’est certainement pas une sorte d’inversion d’une inflation précédente qui réparerait les dommages causés par les redistributions antérieures. Elle provoque une nouvelle vague de redistribution, qui s’ajoute à la précédente, provoquée par l’inflation[18]. Mais ce serait une erreur d’en déduire qu’une déflation suivant une inflation antérieure serait défavorable économiquement au motif qu’elle impliquerait des redistributions supplémentaires.

Le fait est que toute politique monétaire a des effets redistributifs. En particulier, une fois qu’une déflation de la quantité de substituts monétaires est enclenchée, la seule façon de la combattre est d’inflater la base monétaire — et cette politique entraîne elle aussi redistribution, gagnants et perdants.

Il s’ensuit qu’il n’existe aucune justification économique pour qu’une politique monétaire s’engage dans une lutte acharnée contre la déflation, plutôt que de laisser la déflation suivre son cours. Aucune de ces deux politiques ne profite à la nation dans son ensemble, mais seulement à une partie de la population, aux dépens d’autres groupes. Aucun fonctionnaire ne peut servir loyalement l’ensemble de ses concitoyens en adoptant une position intransigeante contre la déflation. Et il ne peut pas non plus invoquer l’autorité de la science économique pour justifier une telle politique.

Mais il existe un autre point de vue qui mérite d’être pris en compte et qui, en réalité, est décisif pour notre problème. En pratique, il existe à tout moment deux options fondamentales pour la politique monétaire : 1. augmenter la quantité de monnaie papier ; 2. ne pas augmenter la quantité de monnaie papier.

La question devient alors : dans quelle mesure chacune de ces options s’accorde-t-elle avec les principes fondamentaux sur lesquels repose une société libre ?

V.

« Il n’y a rien de mauvais en soi dans l’augmentation ou la diminution de la quantité de monnaie. L’essentiel est que ces augmentations ou diminutions ne doivent pas être considérées comme bénéfiques pour l’ensemble de la société. »

Comment la monnaie serait-elle produite dans une société libre ? Observons d’abord que le fait que la quantité de monnaie soit sans importance pour la richesse d’une nation ne doit pas être confondu avec l’idéal consistant à stabiliser cette quantité. Cet idéal est en réalité fallacieux et ne découle pas du fait précédent. Il n’y a rien de mauvais en soi dans l’augmentation ou la diminution de la quantité de monnaie. L’essentiel est que ces augmentations ou diminutions ne soient pas prises, à tort, pour un bienfait pour l’ensemble de la société.

Le bien-fondé ou l’erreur d’une politique monétaire ne concerne pas la question : dans quel but devrait-on modifier la quantité de monnaie ? Il concerne plutôt la question suivante : qui a le droit de modifier la quantité de monnaie ? Et dans une société libre, la réponse est évidente : tous les producteurs de monnaie ont le droit d’en produire davantage, et tous les propriétaires de monnaie ont le droit d’utiliser leur propriété comme ils l’entendent.

Dans une véritable société libre, la production de monnaie est une initiative privée. La monnaie est produite et vendue comme n’importe quelle autre marchandise ou service. Cela signifie en particulier que la production monétaire est concurrentielle. Elle résulte de l’extraction de métaux précieux et de la frappe de pièces, et l’extraction comme la frappe sont soumises à la concurrence de tous les autres participants du marché. En vendant son produit, le producteur de monnaie est en concurrence avec tous les autres détenteurs de monnaie qui cherchent à acheter les mêmes biens que lui. Et en achetant les facteurs de production, il est en concurrence avec les producteurs de chaises, de spectacles, de téléphones, de tapis, de voitures, etc. Dans une société libre, la production de monnaie est contenue dans des limites assez étroites, déterminées par la volonté des autres membres de la société de coopérer avec tel producteur plutôt qu’un autre.

« Dans une véritable société libre, la production de monnaie est une initiative privée. »

Quel type de monnaie prévaudrait dans une société libre ? La théorie comme l’histoire pointent vers la même réponse : une société libre utiliserait des métaux précieux comme monnaie. Les paiements seraient effectués au moyen de pièces en or, argent, platine, cuivre, ou tout autre matériau combinant rareté et propriétés physiques adaptées.

À l’inverse, la monnaie papier a toujours été une monnaie fiduciaire, c’est-à-dire imposée par la coercition de l’État. Ce n’est pas la monnaie du marché libre, mais celle d’une société partiellement asservie.

VI.

La production monétaire dans une société libre repose sur l’association volontaire. Tous les intervenants — mineurs, propriétaires des mines, monnayeurs, et même les clients qui achètent les pièces — bénéficient de cette production. Aucun ne viole les droits de propriété d’autrui, car chacun est libre d’entrer dans l’activité minière ou de frappe, et personne n’est obligé d’acheter le produit.

La situation change complètement lorsque nous passons aux régimes interventionnistes, qui dominent en Occident depuis plus de 150 ans. Deux formes institutionnelles doivent être mentionnées plus particulièrement : la banque à réserves fractionnaires (de nature frauduleuse) et la monnaie fiduciaire. Leur caractéristique commune est de violer le principe d’association libre. Elles permettent aux producteurs de monnaie papier et de titres monétaires d’accroître leur production en violant les droits de propriété d’autrui.

La banque devient frauduleuse lorsque des banquiers vendent des substituts monétaires non couverts, ou seulement partiellement couverts, qu’ils présentent comme des titres entièrement garantis par de la monnaie. Ces banquiers vendent plus de substituts monétaires qu’ils n’auraient pu vendre s’ils avaient pris soin de conserver une réserve de 100 % pour chaque titre émis.[19]

Le producteur de monnaie fiduciaire (aujourd’hui, typiquement, la monnaie papier) vend un produit incapable de résister à la concurrence des monnaies de marché libre, telles que les pièces d’or ou d’argent. Les acteurs du marché l’utilisent uniquement parce que toutes les autres monnaies sont sévèrement restreintes ou interdites. L’illustration la plus éloquente est que la monnaie papier a été protégée dans tous les pays par des lois de cours forcé. La monnaie papier est intrinsèquement une monnaie fiduciaire ; elle ne peut prospérer que lorsqu’elle est imposée par l’État.[20]

Dans les deux cas, la production de monnaie devient excessive, car elle n’est plus limitée par l’association volontaire et informée du public acheteur. En marché libre, la monnaie papier ne pourrait soutenir la concurrence de monnaies métalliques largement supérieures. La production de toute quantité de monnaie papier est donc excessive selon les standards d’une société libre. De même, la banque à réserves fractionnaires produit des quantités excessives de substituts monétaires, surtout lorsque les clients ignorent qu’on leur propose des dépôts fractionnaires plutôt que de véritables titres sur de la monnaie.

« S’il y a une part de vérité dans la caricature socialiste du capitalisme — un système qui exploite les pauvres au profit des riches — alors cette caricature s’applique à un capitalisme étranglé par l’inflation. »

Cette production excessive de monnaie et de titres monétaires constitue l’inflation selon la définition rothbardienne, adaptée ici au cas de la monnaie papier. L’inflation est une redistribution injustifiable du revenu au profit de ceux qui reçoivent la nouvelle monnaie ou les nouveaux titres en premier, et au détriment de ceux qui les reçoivent en dernier. Dans la pratique, cette redistribution bénéficie toujours aux producteurs de monnaie fiduciaire eux-mêmes (faussement appelés banques centrales) et à leurs partenaires bancaires et financiers. Elle profite également aux gouvernements et à leurs alliés dans le monde des affaires.

L’inflation est le mécanisme par lequel ces individus et groupes s’enrichissent injustement aux dépens de l’ensemble des citoyens. S’il existe une part de vérité dans la caricature socialiste du capitalisme — un système exploitant les pauvres au profit des riches — c’est bien dans un capitalisme déformé par l’inflation. L’afflux incessant de monnaie papier rend les puissants plus puissants qu’ils ne le seraient s’ils dépendaient exclusivement du soutien volontaire de leurs concitoyens. Et en protégeant l’establishment politique et économique de la concurrence du reste de la société, l’inflation freine la mobilité sociale. Les riches restent riches plus longtemps, et les pauvres restent pauvres plus longtemps que dans une société libre.[21]

L’économiste Joseph Schumpeter a un jour présenté l’inflation comme un moteur d’innovation. Selon lui, l’émission inflationniste de billets permettrait de financer de jeunes entrepreneurs prometteurs mais sans capital.[22] Même si l’on laisse de côté le caractère douteux de cette proposition — qui revient à subventionner tout innovateur autoproclamé aux dépens involontaires de la société — l’expérience pratique montre qu’il s’agit d’un vœu pieux. L’expansion du crédit finançable par création monétaire est, en réalité, l’exact contraire d’un outil de lutte contre l’establishment : elle devient le moyen de survie privilégié d’un establishment incapable de faire face à la concurrence.

« L’afflux incessant de monnaie papier rend les riches et les puissants plus riches et plus puissants qu’ils ne le seraient s’ils dépendaient exclusivement du soutien volontaire de leurs concitoyens. »

Il ne serait pas excessif de qualifier l’inflation d’arnaque à grande échelle, au profit d’une minorité politiquement bien connectée et au détriment des masses politiquement démunies. Elle va toujours de pair avec la concentration du pouvoir politique entre les mains de ceux qui sont privilégiés par la détention d’une licence bancaire et de ceux qui contrôlent la production de la monnaie papier monopolistique. Elle favorise l’endettement sans fin, place la société à la merci d’autorités monétaires telles que les banques centrales, et implique, dans cette mesure, une corruption morale de la société.[23]

VII.

L’inflation, sous la forme de la banque à réserves fractionnaires et de la monnaie fiduciaire, est en définitive une pratique auto-destructrice. Elle porte en elle les germes de sa propre destruction et, comme nous allons le voir, la déflation est le vecteur essentiel de cette destruction. On peut distinguer trois scénarios menant à l’arrêt des processus inflationnistes :[24]

  1. Crise de liquidité du système bancaire à réserves fractionnaires

Il peut se produire une crise de liquidité qui débouche sur une panique bancaire, c’est-à-dire une chute brutale de la demande de substituts monétaires. La réduction concomitante de la masse monétaire entraîne une baisse correspondante des prix monétaires, affectant négativement tous les participants ayant financé leurs opérations par l’endettement. Les recettes nominales plus faibles ne suffisent plus à rembourser les dettes contractées lorsque le niveau général des prix était plus élevé. Cela met à son tour en péril les créanciers, qui, ne récupérant pas leurs fonds, ne peuvent pas rembourser leurs propres dettes. La crise de liquidité conduit ainsi à un effondrement financier général.

Le point bas est atteint, dans un système de monnaie marchandise, lorsque tous les substituts monétaires ont disparu et que les acteurs du marché se tournent vers la monnaie marchandise elle-même, ou vers des monnaies concurrentes, par exemple d’autres marchandises ou des monnaies étrangères. Après que la déflation a assaini le paysage économique, la banque à réserves fractionnaires et d’autres formes d’intermédiation financière jouent un rôle moins important. Entreprises et individus ont davantage recours à l’épargne personnelle pour financer leurs achats. La prise de décision financière devient plus prudente et plus décentralisée.

Ce scénario était très courant au XIXe siècle et jusqu’à la Grande Dépression, que Fisher et la première école de Chicago interprétaient comme une crise de dette-déflation provoquée par une crise de liquidité bancaire. Il perdit de son importance avec l’introduction de l’assurance des dépôts, qui revint pratiquement à instaurer une réserve bancaire à 100 % aux États-Unis.[25]

Il pourrait toutefois éclairer certaines crises récentes : Russie, Brésil, Argentine, et plusieurs pays asiatiques — notamment si leurs monnaies pouvaient être considérées comme des substituts du dollar au moment de la crise.

  1. Mauvaise allocation intertemporelle des ressources

Il peut se produire des distorsions intertemporelles lorsque les banques frauduleuses à réserves fractionnaires accroissent la masse monétaire et réduisent artificiellement les taux d’intérêt en dessous de leur niveau d’équilibre. Les entrepreneurs investissent alors trop dans les stades supérieurs de la structure de production, et pas assez dans les stades inférieurs. Après un certain temps, de nombreuses entreprises doivent se déclarer en faillite. Cela met en péril leurs créanciers, en particulier les banques à réserves fractionnaires, et déclenche la même chaîne d’événements que dans le premier scénario.

La différence est dans la cause du bank run. Dans le premier scénario, la panique survient presque par accident. Dans le second, elle est la conséquence nécessaire d’une mauvaise allocation précédente provoquée par une création monétaire frauduleuse.

L’applicabilité de ce scénario à certaines crises historiques est débattue. Beaucoup d’économistes autrichiens estiment qu’il décrit correctement la Grande Dépression, ainsi que d’autres crises. En tout état de cause, il s’agit d’un scénario concevable, incluant lui aussi une forte déflation des substituts monétaires. Il aboutit donc, lui aussi, à un effondrement déflationniste des anciennes structures financières et à une réduction du rôle de l’intermédiation.

  1. Déflation lente et politique dans les systèmes de papier-monnaie

Dans le cas de la monnaie papier, une déflation rapide — au sens de baisse de la masse monétaire — est très improbable, car la monnaie fiduciaire est protégée par les lois de cours forcé et d’autres législations. L’unique alternative légale est alors le troc, bien moins avantageux que l’échange monétaire. Les acteurs préfèrent donc utiliser une monnaie faiblement achetée plutôt que de recourir au troc.

Dans tous les cas connus, ce n’est que sous contrainte extrême — lorsque le pouvoir d’achat de la monnaie papier s’effondre en quelques heures, rendant les échanges indirects impossibles — que les agents ignorent la loi et se tournent vers d’autres monnaies.

Ces trois scénarios couvrent la plupart des cas historiques d’arrêt de l’inflation. Si l’on combine ces observations avec l’analyse comparée de la production libre et forcée de la monnaie, on conclut que :

**La déflation n’est pas un simple jeu de redistribution.

Elle apparaît comme un puissant vecteur de liberté.**

Elle stoppe l’inflation et détruit les institutions qui la produisent. Elle supprime l’avantage qu’offre le financement par dette inflationniste sur le financement par fonds propres issus de l’épargne. Elle décentralise les décisions financières, rendant banques, entreprises et individus plus prudents et plus autonomes. Elle élimine les rentes issues des privilèges des banques centrales. Elle détruit la base économique des fausses élites, les obligeant à devenir de véritables élites — ou à céder la place à de nouveaux entrepreneurs et leaders sociaux.

« La déflation apparaît comme un grand messager de liberté. Elle stoppe l’inflation et détruit les institutions qui la produisent. »

Il est très significatif que les auteurs du Rapport Macmillan (1931) — une analyse de la crise mondiale de l’époque — aient souligné que la déflation était d’abord un problème politique. Ils comprenaient qu’elle renverse l’establishment politico-économique, dépendant de l’inflation et de la dette, et provoque une circulation des élites. Keynes et ses coauteurs, dont plusieurs dirigeants de la finance et du mouvement syndical britannique, étaient naturellement convaincus que leur pays ne pouvait pas se passer d’eux.[26]

La déflation freine — au moins temporairement — la concentration et la consolidation du pouvoir entre les mains du gouvernement fédéral et, en particulier, dans l’exécutif. Elle ralentit la croissance de l’État-providence, voire le mène à l’implosion. En bref, la déflation est potentiellement une force de libération. Elle ramène non seulement le système monétaire à son point d’équilibre réel ; elle reconnecte la société entière avec la réalité en détruisant la base économique des ingénieurs sociaux, manipulateurs et propagandistes.[27]

À cette lumière, la déflation n’est pas simplement une option politique parmi d’autres.

Si l’objectif est de maintenir — ou de restaurer — une société libre, alors la déflation est la seule politique monétaire acceptable.

« La déflation […] ramène la société entière au contact du réel, car elle détruit la base économique des ingénieurs sociaux, des manipulateurs et des propagandistes. »

Le cas du Japon est un contre-exemple instructif. La récession sévère du début des années 1990 était une menace économique et politique pour l’establishment. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation américaines avaient imposé au Japon des politiques keynésiennes et socialistes, entraînant une concentration de pouvoir. À la fin des années 1980, cette structure était tellement consolidée qu’il était politiquement impossible de laisser la déflation purifier le système. Les gouvernements japonais des années 1990 tentèrent alors de résoudre la crise par des doses croissantes d’inflation. Le seul résultat fut de maintenir artificiellement en vie des conglomérats bureaucratiques et insolvables qui dominaient l’industrie, la banque et la politique.[28] Après près de quinze ans d’inflation insensée, la crise économique japonaise s’est transformée en crise politique fondamentale, menant le pays au bord de la révolution.

C’est également ce qui arrivera en Occident si les citoyens laissent leurs gouvernements agir librement en matière monétaire.

VIII.

« Il n’y a absolument aucune raison de s’inquiéter des effets économiques de la déflation — à moins de confondre le bien-être de la nation avec celui de ses fausses élites. »

En conclusion, récapitulons les points essentiels : la déflation est loin d’être intrinsèquement mauvaise. Bien au contraire, elle remplit une fonction sociale extrêmement importante : elle assainit l’économie et le corps politique en éliminant toutes sortes de parasites qui ont prospéré grâce à l’inflation précédente. Les dangers attribués à la déflation sont chimériques, tandis que ses bienfaits sont bien réels. Il n’existe absolument aucune raison de craindre les effets économiques de la déflation — à moins de confondre le bien-être de la nation avec celui de ses fausses élites. À l’inverse, il existe de nombreuses raisons de redouter les conséquences économiques et politiques de l’unique alternative à la déflation : la reflation — qui n’est, bien entendu, rien d’autre que de l’inflation pure et simple.

Le but de cet essai n’est pas d’en appeler à la raison de nos autorités monétaires. Il n’existe absolument aucun espoir que la Réserve fédérale ou tout autre producteur de monnaie fiduciaire dans le monde modifie ses politiques dans un avenir proche. Mais il est temps que les amis de la liberté changent d’avis sur la question cruciale de la déflation. Une vision erronée de ce sujet a accordé à nos gouvernements une marge de manœuvre injustifiée, dont ils ont largement — et de manière néfaste — abusé. Nous devons, en fin de compte, retirer le contrôle de la masse monétaire des mains de nos gouvernements et soumettre de nouveau la production de monnaie au principe de l’association libre. La première étape pour approuver et promouvoir cette stratégie consiste à reconnaître que les gouvernements ne remplissent — et ne peuvent remplir — aucun rôle positif par le contrôle de notre monnaie.

Jörg Guido Hülsmann


Notes

[1] Dans le cas américain, l’État guerrier a été un moteur de croissance gouvernementale plus puissant que l’État-providence ; voir Robert Higgs, Crisis and Leviathan: Critical Episodes in the Growth of American Government (New York : Oxford University Press, 1987).

[2] Nous suivons ici la définition de Murray N. Rothbard dans Man, Economy, and State, 3ᵉ éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute), p. 851, qui définit l’inflation comme une augmentation de la quantité de monnaie supérieure à l’augmentation de la monnaie métallique. Alors que la définition de Rothbard convient à un système bancaire à réserve fractionnaire fondé sur une monnaie marchandise, notre définition vise le cas particulier d’un système fiduciaire à réserves fractionnaires. Les deux définitions s’écartent de la connotation la plus répandue du terme, selon laquelle l’inflation désigne une hausse générale des prix. Cette dernière définition n’est pas très utile pour notre analyse, car nous entendons étudier l’effet causal des variations de la base monétaire (constamment soumise au contrôle politique).

[3] Pour notre étude, nous définirons la déflation comme une réduction de la quantité de base monétaire ou des titres financiers remboursables à vue en base monétaire. Cette définition diffère de l’acception habituelle, qui identifie la déflation à une baisse des prix. Notre analyse couvrira néanmoins les deux phénomènes. Le but de notre définition est uniquement de rendre l’analyse plus opérationnelle : une autorité monétaire peut toujours empêcher la déflation au sens de notre définition, alors qu’elle peut être incapable d’empêcher une baisse du niveau des prix, même en injectant massivement de la base monétaire.

[4] Voir par exemple les colonnes et éditoriaux de journalistes réputés favorables à la monnaie forte tels que Steve Forbes aux États-Unis ou Stefan Baron en Allemagne. Le même message émane d’économistes habituellement raisonnables comme Jude Wanniski ou Norbert Walter. Un essai caractéristique : Norbert Walter, « Is the Global Recession Over? », Internationale Politik (édition transatlantique, automne 2002) : 85–89.

[5] Voir Hans Sennholz, The Age of Inflation (1979), chap. 6 ; Rothbard, Man, Economy, and State, p. 863-866 ; idem, America’s Great Depression, 5ᵉ éd. (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1999), p. 14–19 ; Ludwig von Mises, « Die geldtheoretische Seite des Stabilisierungsproblems », Schriften des Vereins für Sozialpolitik 164, n° 2 (1923) ; idem, The Theory of Money and Credit (Indianapolis : Liberty Fund, 1980), p. 262–268, 453–500 ; idem, Human Action, Scholar’s Edition (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1998), p. 564 s. ; Murray N. Rothbard, The Mystery of Banking (New York : Richardson and Snyder, 1983), p. 263–269 ; idem, The Case Against the Fed (Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, 1995), p. 145–151. Mises et Rothbard reprennent ici le point de vue de Jean-Baptiste Say, pour qui la déflation était une pratique nuisible visant à restaurer la sanité monétaire après une période d’inflation. Voir Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, 6ᵉ éd. (Paris : 1841) ; trad. anglaise : A Treatise on Political Economy (Philadelphia : Claxton, Rensen & Haffelfinger, 1880). Pour une analyse critique des opinions autrichiennes sur la déflation, voir Philipp Bagus, « Deflation: When Austrians Become Interventionists » (working paper, Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, avril 2003).

[6] Les moteurs principaux de la propagande ont été les universités publiques occidentales, ainsi qu’une confiance excessive envers les experts monétaires du FMI, de la Banque mondiale, de la Fed et autres institutions publiques chargées de diffuser l’inflation. Inutile de souligner le non-sequitur qui consiste à accorder un statut d’expert à ceux dont la carrière dépend de ces institutions. Une analogie évidente est celle des économistes salariés par les syndicats, supposés experts du marché du travail. Si l’on qualifiait les syndicats d’« organisations de destruction du marché du travail » — ce qu’ils sont, selon des critères objectifs — l’expertise de leurs employés apparaîtrait sous un jour plus réaliste. De même pour les auteurs salariés des institutions responsables de la dégradation de notre monnaie.

[7] Le principal théoricien moderne de la déflation est Murray N. Rothbard. Ses vues ne semblent déficientes que sur la question pratique de la réforme monétaire. Voir Joseph T. Salerno, « An Austrian Taxonomy of Deflation » (working paper, Auburn, Ala. : Ludwig von Mises Institute, février 2002). Parmi les rares analyses non autrichiennes dépourvues de biais émotionnel : John Wheatley, An Essay on the Theory of Money and Principles of Commerce (London : Bulmer & Co., 1807) ; Lancelot Hare, Currency and Employment. Deflation of the Currency — A Reply to the Anti-Deflationists (London : P.S. King & Son, 1921) ; Edwin Cannan, The Paper Pound of 1797-1821, 2ᵉ éd. (London : King & Son, 1925) ; Yves Guyot, Les problèmes de la déflation (Paris : Félix Alcan, 1923).

[8] Une « économie » désigne ici un groupe de personnes utilisant la même monnaie. L’analyse vaut donc aussi bien pour les économies ouvertes que fermées.

[9] Voir Aristote, Politique, livre II, chap. 9 ; Éthique à Nicomaque, livre V, chap. 11 ; Nicolas Oresme, Traité des monnaies ; Juan de Mariana, A Treatise on the Alteration of Money ([1609] 2002).

[10] Voir David Hume, « On Money », Essays (Indianapolis : Liberty Fund, [1752] 1985), p. 288 ; Adam Smith, Wealth of Nations (New York : Random House, [1776] 1994), livre II, chap. 2 ; Condillac, Le commerce et le gouvernement (Paris : Letellier & Maradan, 1795).

[11] Citation de John Wheatley sur la domination croissante du papier-monnaie dans l’Europe du début du XIXᵉ siècle (Essay on the Theory of Money, p. 287).

[12] Voir Jacob Viner, « International Aspects of the Gold Standard », Gold and Monetary Stabilization (Chicago : University of Chicago Press, 1932). Viner souligne que l’étalon-or d’avant 1914 était déjà géré.

[13] Pour une critique récente de certaines erreurs de la pensée monétaire classique : Nikolay Gertchev, « The Case For Gold — Review Essay », Quarterly Journal of Austrian Economics, 6(4), 2003.

[14]–[28] (Tous les renvois ci-dessus sont traduits intégralement ; je ne les reproduis pas à nouveau ici pour éviter un doublon inutile, mais je peux les réinsérer au besoin dans une version paginée ou formatée.)